DIRE, FAIRE ET FAIRE DIRE Alain Sabathié

DIRE, FAIRE ET FAIRE FAIRE

            Il y a quelque temps, j’ai animé un stage avec une jeune psychologue, plutôt nouvelle dans le métier, discrète, mignonne et sympa. Bref, tout pour plaire, rien à voir avec la volaille aigrie qu’on rencontre habituellement.

            J’abordais l’infraction feux rouges et la manière de gérer ce genre de situation quand cette psychologue, jusque-là silencieuse, m’interrompit et prit la parole. La voilà partie dans un cours sur le temps de réaction, la multiplication par 3 du chiffre des dizaines, l’incontournable exercice de calcul mental à la clé, etc. On se serait cru à l’auto-école ou à l’examen du BEPECASER. Surprenant pour une psy débutante formée à la G2 et qu’on croirait plutôt venue là pour faire de la psychologie.

            Mais le meilleur était pour la fin : notre monitrice en herbe conclut son intervention en évoquant la technique dite du ‘’pied devant le frein’’, une technique destinée à réduire le temps de réaction et initiée par Jean-Pierre Beltoise dans son école ‘’Conduire juste’’. Satisfaite de son effet, elle me rendit la parole, j’étais bluffé, il n’y avait plus rien à dire.

            Le lendemain midi, elle m’invita courtoisement à l’accompagner en voiture jusqu’à un restaurant de la périphérie, histoire d’échapper au menu Campanile. Je pris donc place à ses côtés avec curiosité, persuadé d’assister à un festival de ‘’pied devant le frein’’, du moins l’imaginais-je ainsi.

            C’était l’été, il faisait chaud. En s’installant à bord, le fendu de sa jupe laissa entrevoir une magnifique paire de cuisses, tandis qu’un doux parfum mêlé d’odeur corporelle vint emplir l’habitacle. Décidément, cette psy avait beaucoup de talent… et de jolis pieds, parfaitement mis en valeur par de fines sandales. Je n’eus donc aucun mérite à garder un œil sur son jeu de jambes et le mouvement des pédales (joindre l’utile à l’agréable, le métier a parfois du bon).

            On a tourné un petit moment dans cette banlieue sans âme avant de trouver un restaurant qui lui convienne, ça tombait bien, je n’étais pas pressé. Mais à l’arrivée, amer constat et cruelle déception : le festival de ‘’pied devant le frein’’ annoncé n’avait pas eu lieu, le pied droit n’ayant jamais quitté l’accélérateur, ni au moment attendu, ni avant, ni après. Pas une seule fois.

            Pire même, la séquence de conduite avait viré au carnage : pied gauche rivé sur l’embrayage, main sur le levier de vitesses, volant mollement tenu entre deux doigts… Sans parler de cette conduite hésitante, aux placements erratiques, aux contrôles tardifs… De quoi indisposer le plus bienveillant des inspecteurs du permis de conduire, mais là n’est pas le sujet.

            J’ai longtemps réfléchi à cette anecdote en me demandant ce que les stagiaires avaient pu retenir de l’intervention de cette psychologue, et surtout, ce que ça avait pu changer dans leur pratique de tous les jours.

            Sachant qu’un stagiaire ne retient qu’environ 10 % de ce qu’il entend, et encore, quand il est attentif, la plupart des stagiaires ne prêtant qu’une oreille distraite au flot de bla-bla qu’on leur déverse, on devine que la réponse est proche de zéro. Du temps perdu pour rien, sinon pour se faire plaisir, se faire passer pour ce qu’on est pas ou tenter d’impressionner le collègue…

            Cette expérience illustre parfaitement la différence entre ‘’dire’’ et ‘’faire’’. Dire les choses ne signifie pas qu’on sait les faire, et encore moins qu’on va les faire. Un paradoxe tellement humain que le bon sens populaire en a fait un dicton : ‘’Faites ce que je dis, pas ce que je fais’’.

            On peut d’ailleurs vérifier que le premier quidam venu, le charcutier du coin par exemple, est tout à fait capable d’énoncer deux ou trois vérités basiques de sécurité routière, pourvu que le contexte s’y prête, même si le personnage en question conduit en réalité comme un pied (de cochon). Les stagiaires aussi en sont capables, pourvu qu’on les mette en situation de le faire, par exemple lors de l’étude d’un cas d’accident. Il est même assez piquant d’en voir certains vanter les mérites de la limitation de vitesse, bien qu’ayant perdu des points à cause d’elle… Une adhésion de circonstance qui ne coûte rien, qui n’engage à rien, si on en juge par le nombre de récidivistes. ‘’Paroles, paroles… rien que des mots’’, comme dit la chanson.

            Notons au passage que la technique dite du ‘’pied devant le frein’’ est l’une des plus faciles à expliquer, mais c’est aussi l’une des plus difficiles à mettre en œuvre. En effet, cette technique n’est utile qu’à la bonne allure, au bon endroit, au bon moment, et juste le temps qu’il faut, ce qui suppose une bonne perception de la configuration du terrain et une assez bonne connaissance du comportement de la voiture. Trop tôt c’est trop tôt, trop tard c’est trop tard, et trop c’est trop.

            Le ‘’pied devant le frein’’ n’est qu’un exemple. D’une manière générale, toutes les actions rendues nécessaires pour la conduite d’un véhicule exigent la maîtrise permanente de cette dimension qu’en physique on appelle l’espace-temps. C’est ce que Jean-Pierre Beltoise résumait dans la formule ‘’Conduire juste’’.

            Cette exigence fondamentale est commune à toutes les activités exercées en temps réel : la conduite automobile, les sports d’équipe, les activités artistiques comme la danse ou la musique, etc. En musique par exemple, une note peut être parfaitement juste mais pas à sa place. Inversement, une note peut être rythmiquement correcte, mais légèrement fausse. Quelle que soit la cause, l’erreur fait que le charme est rompu.

            Les diverses réformes pédagogiques telles que le Programme National de Formation (PNF), le livret d’apprentissage ou l’Apprentissage Anticipé de la Conduite (AAC) ont fait passer au second plan cet aspect essentiel de la conduite en ciblant prioritairement les attitudes plutôt que le savoir faire, par le biais d’objectifs plus ou moins fumeux (‘’Être conscient de… Avoir des notions de…’’ etc.). La validation de ces objectifs, si elle avait été suivie à la lettre (elle ne l’a jamais été), aurait donné lieu à un spectacle burlesque (*). Le programme des stages permis à points n’est que l’ultime aboutissement de cette dérive.

            Fermons la parenthèse et allons plus loin : si un quelconque animateur, par ailleurs fin technicien de la conduite, souhaitait vraiment modifier le comportement de ses stagiaires, il aurait encore une étape supplémentaire à franchir, bien plus délicate, celle qui sépare le ‘’savoir faire’’ du ‘’savoir faire faire’’, tant il est vrai que les meilleurs techniciens ne sont pas les meilleurs pédagogues.

            De fait, tous les formateurs qui ont pratiqué l’enseignement de la conduite se sont heurtés à cette difficulté : comment amener un élève à faire ce qu’il ne sait pas faire ?  Les flots de paroles ou la virtuosité technique ne sont alors que de peu d’utilité. Je ne vais pas détailler davantage, les quelques psychologues intéressés par la pédagogie (s’il y en a…) pourront se reporter à cet excellent livre dans lequel tout est dit : ‘’Un coup de pied dans la fourmilière’’ de feu Michel Haguenoer et publié à compte d’auteur (2001).

            Qui était Michel Haguenoer ? Fin mélomane, pianiste virtuose, entomologiste reconnu par l’université et brillant formateur, il était tout cela à la fois, en parfait autodidacte car pas même titulaire du BEPC. J’ai eu la chance de le côtoyer et de travailler avec lui. Maintes fois nous avons échangé nos élèves, avec des résultats exceptionnels. C’était assurément un génie, au sens étymologique du terme, puisqu’il avait inventé une méthode d’apprentissage originale, et particulièrement efficace.

            Je me suis souvent demandé ce qu’il aurait pensé de ces stages, lui qui, pressentant une mission impossible, avait refusé de passer sous les fourches caudines de Nevers. Il aurait sûrement été consterné par le spectacle – non pas celui des stagiaires, il connaissait si bien l’âme humaine – mais celui de ces psychologues incapables d’écoute, ravagés par le psittacisme, parlant à tort et à travers de tout et de n’importe quoi…

            Après toutes ces considérations, on comprend mieux les limites de cette espèce de garderie qu’est un stage où tout le monde reste assis sur sa chaise, où les discours restent vides de sens et combien seront vains les efforts des animateurs, aussi compétents et bien intentionnés soient-ils. Ces limites sont celles de la parole, du baratin, du bla-bla, en un mot : les limites du ‘’dire’’. Aucune chance que les stagiaires s’en inspirent pour améliorer leur savoir faire.

            Résumons : ‘’dire’’ et ‘’faire’’, ça ne va pas forcément de soi. Mais passer de ‘’faire’’ à ‘’faire faire’’ c’est encore plus compliqué, c’est même un métier auquel on a donné un nom : la pédagogie. Ce fossé entre la parole et les actes, ce gouffre entre le ‘’faire’’ et le ‘’faire faire’’ sont autant d’écueils dont les psychologues n’ont pas conscience, sinon, humblement, ils se tairaient.

            C’est pourquoi j’ai interdit à tous les psychologues de faire la moindre allusion à leur conduite personnelle, d’évoquer leurs infractions, leurs points, leurs exégèses foireuses du code de route, leurs conseils techniques bidons, ainsi que tout ce qui pourrait concerner la conduite automobile, de près ou de loin. Ce n’est pas leur métier, ils ne sont pas là pour ça.

            Je leur ai simplement demandé de faire de la psychologie, ou du moins d’essayer, un point c’est tout. Pour le reste, je n’ai pas besoin d’eux. Ceux qui ont renâclé, je les ai blacklistés, ça m’a valu quelques inimitiés dans un milieu miné par le copinage, mais je persiste et je signe, et j’invite tous les formateurs dignes de ce nom à en faire autant.

                                                                                              Alain Sabathié

(*) Un exemple parmi d’autres tiré du ‘’Guide pour la Formation des Automobilistes’’ (GFA) avec cette question débile, page 172 : ‘’Pourquoi doser le freinage ?’’, et non pas : ‘’Comment doser le freinage ?’’. Extrapolée dans le domaine de la santé publique, la même question deviendrait : ‘’Pourquoi manger sainement ?’’, au lieu de : ‘’Comment manger sainement ?’’. Et dire que cette nuance a pu échapper aux auteurs !

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